Les portraits arrachés

Parce que ce livre ne pouvait comporter plus de 300 pages (les lecteurs se seraient lassés et les éditeurs me l'ont conseillé), j'ai mis de côté la moitié des portraits écrits ces dernières années. Avec quelques pincements au cœur, j'ai taillé, réécrit, regretté... cette entreprise exigeante. Ci-après deux textes arrachés à l’œuvre initiale.


Jean Marie Bourne à la manière de Prosper Mérimée

Né le 9 septembre 1817, marié avec Marie-Louise Morio le 21 septembre 1858 et décédé le 27 janvier 1863 à Josselin


Jean-Marie, tailleur de pierre et laboureur, descendait vers Josselin d'un pas altier. Bien que le soleil fût à peine couché, il distinguait dans la brume la silhouette du château, vers lequel il se dirigeait. Il allait chez son cousin Mathurin Le Breton pour régler une fois pour toutes la question du champ des Biodiec près de la ville Robert. En chemin, il croisa Pierre Mahieux qui le salua et l’entreprit.

— Tiens, je parierais que tu viens à Josselin pour la croix près de la fontaine ?

— La croix? la fontaine? Quelle croix,? Les mots avaient excité la curiosité de Jean-Marie.

- Comment on ne vous a pas conté, à Hélléan, comment M. Dano, le notaire, avait fait restaurer la fontaine de notre dame du Roncier et comment ils ont redressé la croix ?

— Nouna. Et as-tu vu les travaux qu’ont été faits?

— Oui, pour sûr. Je vais te dire. Monsieur Dano nous demande, il y a quinze jours, à Jean Collet et à moi, de déraciner un vieil orme qui était gelé de l'année dernière, car elle a été bien mauvaise, comme vous savez. Voilà donc qu'en travaillant, Jean, qui y allait de tout cœur, donne un coup de pioche, et j’entends bimmm… comme s'il avait tapé sur une pierre creuse. Qu’est-ce que c’est, que je dis. Nous piochons toujours, nous piochons, et voilà qu'il paraît une pierre noire, qui semblait travaillée et semblable à celle que l'on met dans les cimetières. Moi la peur me prend. Des morts qui sont sous l'orme, que je dis à Jean ! Faut appeler Monsieur Dano. Quels morts? qu'il me dit en haussant les épaules et en s'éloignant vers la demeure du notaire. Monieur Dano vient, et il n'a pas plus tôt vu la main qu'il s'écrie : Une croix antique, une croix antique ! T’aurais cru qu'il avait trouvé un trésor. Et le voilà, avec la pioche, avec les mains, qui se démène et qui faisait quasiment autant d'ouvrage que nous deux.

- Et enfin, que trouvâtes-vous ?

- Une grande croix tout en pierre, et M Dano nous a dit que c'était une croix du temps des romains... du temps des Gaulois, quoi !

- Est-elle entière, bien conservée ?

- Oh! Jean-Marie, il ne lui manque rien ; c'est encore plus beau et mieux fini que la croix qu’est dans la basilique. Mais avec tout cela, la sculpture de cette croix ne me revient pas. Elle a l'air méchant et elle l'est aussi.

- Méchante! Quelle méchanceté t’a-t-elle faite ?

- Pas à moi précisément; mais tu vas voir. Nous l’avions soulevée délicatement avec Jan et Monsieur Dano, bien qu'il n'ait guère plus de force qu'un poulet, et avec bien de la peine nous la mettons droite. J'amassai une pierre pour la caler, quand patatras ! la voilà qui tombe à la renverse tout d'une masse. Je dis « Gare dessous! » Pas assez vite pourtant, car Jean Collet n'a pas eu le temps de tirer sa jambe.

— Et il a été blessé ?

— Je veux, cassée net comme un échalas, sa pauvre jambe ! Vingt Dious! quand j'ai vu cela, moi, j'étais furieux. Je voulais défoncer la croix à coups de barre à mine, mais Monsieur Dano m'a retenu. Il a donné de l'argent à Jan Collet, qui tout de même est encore au lit depuis quinze jours que cela lui est arrivé, et le médecin dit qu'il ne marchera jamais de cette jambe-là comme de l'autre.

Devisant de la sorte, nous entrâmes à Josselin et Jean-Marie se trouva bientôt en présence de son cousin Mathurin le Breton. C'était un homme vert encore et toujours disponible, le nez rouge, l'air jovial et goguenard. Son fils Sébastien était présent. Ah ça, mon cher cousin, me dit Mathurin, le souper tirant à sa fin, tu es chez moi. Je ne te lâche plus, sinon que nous ayons tiré l’affaire au clair. Un accès de toux l'obligea de s'arrêter. J'en profitai pour lui dire que j'étais désolé de le déranger dans une circonstance aussi tardive. S’il voulait bien me dire ce que le notaire avait expliqué afin que nous soyons quittes.

- Ah ! tu veux parler de champ-là, s'écria-t-il en m'interrompant. Bagatelle, ce sera fait après-demain. Tu auras ce champ à condition que tu me donnes un bout de champ aux Villeneuves. Mais ce n'est pas de cette affaire-là que je veux te causer.

- Et qu'est-ce donc ? que répondit Jean-Marie.

- Et as-tu entendu parler de la croix qu’ils ont trouvée près le a fontaine de Notre dame du Roncier ?

- Pour sûr, répondit Jean-Marie, sans bouger, sous les regards du père et du fils.

Sébastien était un grand jeune homme de vingt-six ans, d'une physionomie belle et régulière, mais manquant d'expression. Sa taille et ses formes athlétiques justifiaient bien la réputation d'infatigable souleveur de bottes qu'on lui faisait dans le pays. Il était raide comme un piquet dans son col de velours, et ne se tournait que tout d'une pièce. Ses grosses mains hâlées, ses ongles courts contrastaient singulièrement avec son costume. C'étaient des mains de laboureur sortant des fouilles d'un bandit. Elle portera malheur, lança-t-il en essuyant sa bouche d’un revers de manche.

- Qu'est-ce t'en sais, toi, bougre d'enfant d'idiot ! que lui jeta son père ! Jean-Marie, tu peux dormir ici, lui dit Mathurin.

Jean-Marie accepta l'offre et se dirigea vers l'écurie où une couche lui avait été aménagée dans le foin. Après avoir posé son pantalon sous sa tête, il s’allongea mais il était si excité par la croix qu’il n’en trouva pas le sommeil. Le lendemain, il décida de pousser jusqu’à chez Monsieur Dano pour admirer le chef d’oeuvre. La maison n’était pas très éloignée de celle de Mathurin le Breton.

Il cogna à la porte de la maison et une femme à la taille menue, aux cheveux attachés par la coiffe et un sourire angélique lui ouvrit la porte. Elle lui indiqua que Monsieur était là et partit le chercher en priant le tailleur de pierre d’attendre là. Alors qu'il examinait cette belle pièce, Monsieur Dano se présenta et après les salutations d’usage, ils conversèrent.

- Mon Dieu, lui dit-Jean Marie, il est difficile d'avoir un trésor dans sa maison sans que le public en soit instruit. Je crois deviner la surprise que vous avez de me voir vous importuner. Mais, c'est de votre croix qu'il s'agit, la description que mon cousin m'en a faite n'a servi qu'à exciter ma curiosité et à me disposer à l'admiration. En tant que compagnon tailleur de pierre, je veux regarder le travail réalisé par nos pères.

- Ah ! il vous a parlé de l'idole, car c'est ainsi que les gens de notre ville de Josselin appellent ma belle croix. Venez la voir, vous me direz si j'ai raison de la croire un chef-d'oeuvre. Parbleu ! Savez-vous que ma femme voulait que je la débite pour en faire un linteau. Un chef-d'oeuvre des premiers Gaulois !

- Chef-d'oeuvre ! Chef-d'oeuvre ! Un beau chef d'oeuvre qu'elle a fait ! Casser la jambe d'un homme ! fit une voix qui restait dans la pénombre de la pièce.

- Ma femme, voyez-vous, dit Monsier Dano d'un ton résolu, si cette croix m'avait cassé cette jambe-là, je ne la regretterais pas, j'en serais fier, pensez-vous !

- Mon Dieu! Comment peux-tu dire cela ! Heureusement que l'homme va mieux. Je ne pourrai jamais prendre sur moi de regarder la croix qui fait des malheurs comme celui-là. Pauvre Jean Collet, et pauvre Marguerite et pauvres enfants, tu ne penses pas aux petits, ingrat.

Sur ces entrefaites, il me fit traverser sa maison bourgeoise où un feu continu chauffait la pièce et nous débouchâmes sur l’arrière, dans le jardin. En face, était le Château ; d'un aspect admirable en tout temps, mais qui parut à Jean-Marie, ce matin-là, le plus beau château du monde, éclairé qu'il était par un soleil pâle irisant la brume qui s'échappait de l'écrin de verdure où dormait l'Oust. Sur le perron, ils demeurèrent quelques minutes à contempler la silhouette merveilleuse et Jean-Marie allait oublier la découverte lorsque, tournant la tête vers le couchant, il aperçut la croix sur un piédestal à une vingtaine de toises de la maison.

Monsieur Dano pria Jean-Marie de traverser le jardin, et ils se trouvèrent devant l’admirable croix. Les deux hommes aspirèrent une prise de tabac d'un air satisfait et, tournant lentement autour du granit sombre, examinèrent la croix sculptée sur les quatre côtés.

- Sur cette face, on distingue un christ au corps de femme et de ce côté des animaux, fit Monsieur Dano.

- Oui, là ce sont des cerfs et un sanglier qui tient une crosse, le symbole de la force et de la sagesse chez les Celtes, renchérit Jean-Marie. Je vois, sur le bras, un petit trou. Je pense qu'il a servi à fixer quelque chose, un bracelet, par exemple. Certainement une femme qui le donna à Brigitte en offrande expiatoire pour la remercier de la naissance d’un enfant en lui consacrant un bracelet d'or.

- Ce serait une croix gauloise, certainement, et à la base, là, ne serait-ce pas l’arbre de la connaissance ? demanda Monsieur Dano.

- Peut-être, rien de certain. Cette croix est en granit, mais elle possède quelque chose de particulier. On peut distinguer des veines de minerai de fer. Sans doute vient-elle de la Ferrière ou de ses environs dit Jean-Marie.


Alors qu’ils continuaient leur examen, Jean-Marie perçut les psalmodies d’une voix féminine. Il tressaillit. La cloche de la basilique interrompit cet entretien, et, de même que la veille, il remercia vivement Monsieur Dano, revint vers la maison la maison et traversa la pièce où il vit que la femme qui l’avait accueilli était en prière à genoux dans l’âtre. Après avoir salué ses hôtes, Jean-Marie décida de retourner à la ville Robert où il habitait.

Un mois, plus tard, il apprit que Monsieur Dano était mort, écrasé par la croix. Dès le lendemain, la croix fut volée et il se dit qu'elle pourrait être enterrée au milieu de la forêt de Lanouée.

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Mathurin Donnio à la manière de Théophile de Viau

Né vers 1599 à Loudéac, décédé le 11 février 1669, marié avec Françoise Raujouan

Il y a un antique et massif édifice construit, si j’en crois les gardiens, par les premiers Loudiaciens pour servir de défense au pays. Le mur en est si solide qu’il pourrait, je le crois, résister sans dommage aux assauts de la foudre même. C’est dans cette tour qu’il me semble avoir passé six mois entiers dans une nuit sans fin, comme sous le ciel des esprits de l’ombre, tant les différentes périodes s’y confondent. Pendant deux heures seulement, vers midi, les rayons du soleil, comme en une perpétuelle éclipse, tentent de tromper les ténèbres de ce lieu et laissent, par les sinuosités d’une étroite ouverture, s’insinuer quelques minces traits de lumière quasi plus pâle que la plus faible veilleuse ; et le reste du temps, le noir le plus profond qu’on me dirait enfermé dans un pot et dans une telle immensité de ténèbres, diffuse une lumière si ténue qu’à peine la profonde obscurité ne peut être dissipée et les yeux diriger nos pas dans cet antre raboteux. Aurait-on le droit d’allumer une torche puissante pour combattre une si noire obscurité, le mélange dangereux d’air impur ne le permettrait pas ; car on ne peut pas ne pas respirer les émanations grasses ou de la nourriture ou de l’huile et, soit sommeil soit veille, avaler un air empoisonné. On n’y voit que des choses répugnantes, on n’y foule que de l’immonde, on n’y touche que du rugueux, on n’y mange que du fétide, on n’y boit que du glacé. Et pour que ne puisse être adoucie par l’espoir d’une délivrance l’horreur d’une vie si ingrate, et arracher l’écœurement d’une si longue servitude, on m’ordonne de me terrer dans ce cachot où je suis enfermé depuis trop long-temps.

Il est pourtant doux au malheureux d’essayer, quoiqu’illusoirement, améliorer mon sort ; ainsi le naufragé au milieu de la mer, submergé dans les flots et luttant vainement, périrait plus douloureusement s’il ne disposait de la liberté de ses membres pour nager et regarder le moment de sa mort. Car il y a de la liberté dans la pensée, d’une liberté à venir, consolation que nul homme sain d’esprit ne peut avoir ici, tant l’étroite entrée pratiquée dans l’épaisse muraille est fermée d’innombrables barres de fer ; gonds épais, lourds verrous, clous sans nombre qu’on dirait des coins, forment un assemblage qui ferme tout hermétiquement. La porte de fer même sans serrures, sans verrous ni traverses, ni clous par son seul poids, semble vouloir interdire toute évasion. Bois dur, pierre insensible, ferraille brute que n’ouvre aux yeux ni aux oreilles aucune fissure, qu’on ne peut fléchir d’aucune plainte, surmonter d’aucun art, briser d’aucune violence. J’ai essayé et n’ai réussi qu’à m’arracher les ongles des doigts, la peau des os, les dents des maschoires.

L’innocence est ce qui peut revendiquer les suffrages des juges mais ils rendent la justice aux petits et aux grands avec partialité. C’est sur un signe de leur tête que s’ouvrent les portes les mieux défendues mais avec leur aide que je sortirai enfin du tourbillon des malheurs. Ô juges, si seulement, celui qui devant vous a lancé contre moi tant de terribles accusations osait se présenter. Moi, si j’ai des défauts, tous ceux qui me connaissent attestent ma franchise et ma bonne foi. Si le respect des convenances et la probité chrétienne ne l’interdisaient, quelque faible que je sois, la vivacité de mon esprit, émoussée par tant d’adversité, brisée par tant de malheurs, je ne craindrais pas de l’employer contre les mortelles menaces que la passion d’un monstre fait peser sur moi ; mais que Dieu m’inspire mieux. Je ne puis rendre trait pour trait, invectives pour invectives. Loin de moi tout forfait indigne d’un chrétien ! A Loudia, on est ainsi. Aussi longtemps que mon innocence suffit à se défendre, je n’ai pas voulu, pour que ne se révèle au grand jour ta faute, divulguer en français tes sottises à la molle populace que tu courtises tellement.

Je veux écrire à l’evesque de Nantes qui me montre de la sympathie ? il n’y voit goutte dans les mœurs des hommes et pourtant les gens honnestes ne pensent comme toi ni de lui ni de moi. Un tel homme n’hésitera pas à témoigner de ma foi et de mon honnesteté au nom des droits de la conscience libre. Mais reconnaissance unanime de la foi et de la science d’un evesque si vénérable ne peut manquer de susciter la suspicion d’un vaurien ignorantissime.

Pour commencer ne perdez pas votre peine à railler ma famille qui vous est parfaitement inconnue. Sachez que mon aïeul fut laboureur, que mon père dans ses jeunes années, choisit de dépenser son temps à faire des humanités au moment où les hommes dans ce pays se battaient pour leur religion. Mais qu’importe à la morale publique le lieu d’où je viens ? Je suis las de ce mauvais traitement et me suis résolu à jeuner. Et moi je dors en prison pour n’avoir rien fait que de m’estre interrogé à haute voix sur la couleur de la foi.


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Retrouvailles

 Voilà un sacré moment que je ne suis pas venu sur le blog, mais il ne faut pas désespérer. Mon prochain livre Drôles de Voyages en Bretagne...